Comment vous dire. Ezra est quelqu'un de plutôt normal, à la fin.
Et pourtant, quand il rentre dans une pièce, il attire le regard, ce grand gaillard tiré à quatre épingles, les moindres détails préparés avec soin -ah, et il rit, aussitôt, il dévoile ses canines de vampire et ce son rauque dur grave qui se suspend dans l'air pendant quelques secondes. Et puis, déjà, le voilà qui se recroqueville un peu sur lui-même, comme pour prendre moins de place, comme pour vous laisser briller, comme pour ne pas vous étouffer. Il s'affale sur un rebord, s'appuie contre un mur, s'assoie sur une table -qu'importe, il se met à votre hauteur et passe cette main dans ses cheveux, encore, quitte à ruiner ce qui a été fait en amont. Ce n'est pas si important, au final, si ?
Ça vous semble peut-être étrange, qu'il pense comme ça -après tout, il vient bien de s'enfermer une heure dans sa salle de bain-, mais pourtant c'est bien le cas. Ses raisons ? Il vous dira probablement en souriant comme un idiot que ce n'était pas le plus important, sur le moment -ah, candide Ezra qui rougira sûrement un peu en tripotant son industriel. Non pas qu'il soit timide, loin de là -juste pas toujours très à l'aise, vous comprenez ? Ah, Ezra.
Ezra Ezra Ezra, parfois adorable mouton blanc, parfois tigre furieux -mauvaise pioche, revenez une autre fois. Il est lunatique, notre japonais; tout sera une question de moment. Ça peut paraître étrange, mais cette personne qui vous fait un câlin en arrivant est bien la même que celle juste là, qui débite un flot d'injures incommensurable. Le cataclysme ? Des choses bien futiles, la plupart du temps; sanguin petit humain. Il suffira de le laisser se reprendre pendant cinq minutes pour qu'Ezra revienne de lui-même, tout sourire. On verrait presque les pourquoi pas qui flottent dans sa tête et l'acceptation dont il fait preuve.
Parce que c'est ça aussi, Ezra; l'amical Ezra, l'épaule toujours présente, une remarque pleine d'amour vache sur le bord de la lèvre, et cette possessivité qui ressort par toutes les pores de sa peau -ah, cette envie d'être le plus parfait, de vous avoir rien qu'à lui, cette jalousie étouffante, sa manière de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Il a toujours été comme ça, Ezra; gaté -enfant unique avec ses deux parents à ses soins.
Ezra a toujours vécu à Koshi. Il n'a jamais pensé à partir, à s'en aller pour toujours -c'est un grand mot, partir, un mot qui peut faire un peu peur. Oh, il a voyagé, beaucoup même, et il adore toujours autant découvrir de nouvelles villes, de nouvelles coutumes, de nouveaux costumes, des scintillements au fond des yeux et des tissus tous aussi différents les uns des autres. C'est ça, d'abord, qui l'a attiré dans la mode. Cette manière d'avoir tellement de solutions différentes, à portée de main; cette façon de raconter une histoire sans mot sans bruit juste par les yeux; ah cet art délicat qu'est de comprendre les nuances d'une culture, habilité difficile que d'accorder les couleurs et les idées. Il ne voulait pas les créer lui-même, non non non -il n'aurait jamais eu la présomption de s'imposer ainsi. Lui, ce qu'il voulait, c'était montrer l'autre face des choses. Montrer un autre point de vue, montrer des illusions, montrer des univers créés de toutes pièces oh interchangeables et tellement tellement variables tellement personnels. La photographie, c'était un moyen de montrer tous ses sentiments, toutes ces possibilités; c'était un moyen de laisser l'observateur comprendre, de laisser le rêveur croire ce qu'il voulait. C'était la liberté à ta manière, Ezra, ta porte de sortie.
C'est aussi peut-être pour ça que tu n'as jamais voulu quitter ta ville. Après tout, tu t'évadais bien assez avec ton art; et puis, on ne pouvais pas te plaindre. Tu avais encore tes deux parents, toujours aussi attentionnés avec toi -une mère traductrice, d'où ton nom anglais, un père biologiste. C'était un équilibre, une douceur de vivre et des attentions au quotidien. C'était bien oui, mais vînt le temps des études et ah, tu savais que ça n'allait pas durer. Tu voulais faire de la photographie -c'était tellement évident- et puis, et puis, tu ne voulais pas aller très loin, non. Rayen s'est imposé de lui-même, comme une suite logique et, à vrai dire, tu n'en avais même pas réellement discuté avec tes parents. Comme une entente sans mots.
Et te voilà, à Rayen depuis quelques années déjà, peu pressé de partir et en même temps, ô combien impatient d'évoluer, encore.