Quand Eriko ouvrit les yeux, elle s'aperçut qu'elle dormait encore dans une position inconfortable. Elle ne savait pas trop comment son corps décidait de se placer pendant la nuit, mais ce n'était certainement pas pour qu'elle dorme mieux. Là, elle avait une jambe dans le vide, l'autre qui semblait sur le point de la rejoindre, elle était allongée en travers du mini-matelas qui lui servait de lit dans le dortoir et elle avait les bras croisés sous son front. Quant à son oreiller, il se promenait quelque part et elle le chercha d'une main pour le remettre sous sa tête.

Elle se serait rendormie sans trop de problème si son estomac n'avait pas décidé que c'était le moment où jamais de la forcer à manger quelque chose. Elle jeta un œil à sa montre. 4h du matin. Non, vraiment, elle n'avait pas le droit de sortir à cette heure là. Sauf qu'elle se connaissait suffisamment bien pour savoir qu'elle n'arrivait pas à dormir l'estomac vide et que le temps jusqu'à l'heure officielle du petit-déjeuner allait lui sembler bien long si elle ne dormait pas.

Restait la solution "le règlement c'est nul" qui impliquait de transgresser une ou deux règles du pensionnat. Et qui lui permettrait de dormir tranquillement jusqu'au matin. Vu qu'elle avait eu la très mauvaise idée de ne pas prendre de dîner, ce n'était que justice. Avec le peu de volonté qu'elle avait quand elle était dans les vapes, comme maintenant, elle se redressa sur son lit, se frotta les yeux et attendit un peu qu'ils s'habituent à l'obscurité.
Première question : est-ce qu'elle changeait de vêtements ? Pas qu'elle risquait de croiser grand monde dans les couloirs mais, même en dortoir, elle avait la manie de s'habille un peu trop court la nuit et ce n'était pas forcément une bonne idée en sortant de sa chambre. Elle trouva sans trop de problèmes un short qui lui arrivait à mi-cuisse pour remplacer son mini-short et une veste pour recouvrir le décolleté un peu trop plongeant de son débardeur.

La suite, maintenant. Eriko s'efforça de ne pas faire trop de bruit en ouvrant la porte de sa chambre et en la refermant derrière elle. Là, elle était officiellement contre le règlement. Tant pis. Il fallait encore qu'elle arrive à passer des dortoirs aux cuisines sans se faire choper, même si les surveillants étaient un peu moins présents à cette heure-là.
Elle faillit quand même se faire prendre deux fois, et elle se cacha in extremis au moment où quelqu'un débarquait du couloir d'à côté. Restait à espérer qu'ils ne vérifiaient pas l'intérieur des chambres. Puis elle se glissa dehors. Et fut très contente d'avoir pensé à prendre une veste quand un vent glacial lui fouette le visage.
Brr... Elle aurait dû mettre un jean, aussi. Et des chaussures.

Finalement, Eriko arriva sans trop de problème au niveau des cuisines. C'était là que ça coinçait un peu. Techniquement, c'était censé être fermé la nuit. Même si tout le monde disait que c'était seulement une ruse du personnel pour décourager les élèves qui voudraient se faire un en-cas nocturne.
Elle hésita longtemps devant la porte. Trop longtemps. Quand elle entendit des pas, elle se rendit vite compte qu'elle ne pouvait pas se cacher.

-Pitié, dis-moi que tu es juste un autre élève insomniaque.

Elle ne se rendit compte qu'après qu'elle avait pensé un peu trop fort. Si c'était un surveillant, ce n'était même plus la peine qu'elle essaye de se cacher. Quelle idée d'exprimer ses semi-prières à voix hautes... Puis il lui vint une pensée stupide : heureusement qu'elle avait pensé à  changer de vêtements, en fin de compte.

" Mais bordel t'es qui toi ?! Tu ma fait peur ! D'habitude je suis seul a venir bouffer a cette heure-ci ! Seul !...Attends...ma vie est si triste que ça ? Ha ha ha ! Nan... "

Ooook. Donc passée l'angoisse de savoir qu'il y avait quelqu'un d'autre, elle venait de frôler la crise cardiaque. Il était dingue de gueuler comme ça, il lui avait carrément fait peur. Et comment ça, d'habitude il était le seul ? Ça voulait dire qu'il venait souvent manger au milieu de la nuit ? Oui, d'un côté, vu qu'il était habillé normalement et qu'il n'avait pas l'air de s'inquiéter à l'idée de se faire attraper dans les couloirs après le couvre-feu. Ou alors c'était juste elle qui n'était pas faite pour enfreindre les règles.
Bon en tout cas passé la surprise (enfin surprise était un mot faible vu le cri qu'il avait poussé), il était passé du rire gêné à un comportement plus ou moins normal. Enfin normal selon sa vision des choses. Et elle s'efforça de se calmer. Bon, il lui avait sacrément fichu la trouille quand même, il lui fallait un petit temps d'adaptation pour repasser au mode zen.

C'était rassurant, en fait, de ne pas être toute seule de nuit au milieu d'un pensionnat vide. pas qu'elle ait peur du noir, mais elle préférait quand même avoir quelqu'un avec elle. Quelqu'un qui était totalement calme, de préférence. Alors elle le suivit dans la cuisine. Ouverte. Comme quoi, c'était vraiment un mensonge du personnel, cette histoire de porte verrouillée.
Elle s'assit sur le coin d'une table, parce que c'était une mauvaise habitude qu'elle n'était pas prête de perdre.

" Si toi aussi tu viens bouffer, tu vas te régaler parce que je fais pas de la bouffe de merde si y a de bons aliments moi ! "

Deux secondes. Le temps de s'habituer à la lumière, puis Eriko retrouva son sourire naturel. Enfin non, encore mieux puisqu'elle avait droit à un repas plus constructif que quelques trucs piochés dans le frigo et à de la compagnie en prime.

-Ça tombe bien, je suis pas douée en cuisine. J'avais l'intention de piocher deux trois trucs au hasard mais si tu proposes si gentiment, je vais pas dire non.

Tu parles, elle ne disait jamais non à de la nourriture, surtout quand elle avait faim. Il avait l'air sympa, et en plus il était plutôt mignon... Non, stop. Elle s'était promis d'arrêter de penser ce genre de chose le jour où elle avait décidé de se démarquer de la majorité des filles superficielles qui traînaient autour d'elle. Enfin quand même...
Dire quelque chose avant de paraître plus bizarre qu'elle ne l'était.

-Ca t'arrive souvent de manger au milieu de la nuit ?

Ca donnait presque envie de sauter le dîner tous les jours pour aller manger à 4h du mat', tiens. Bon, peut-être pas tous les jours et ça dépendait aussi un peu de son talent pour la cuisine.

" Ouais ! Toute les nuits la faim vient s'emparer de moi ! Ha ha ha ! Finalement, j'ai peut être une idée de ce qu'on pourrait bien manger, qui est rapide a faire et qui est bon ! "

Eriko haussa un sourcil, perplexe. De manière générale et pour ses notions en cuisine, ce qu'elle préparait vite n'était jamais très bon. Cela dit, ce qu'elle préparait lentement ne l'était pas plus, alors c'était sûrement une question de talent plutôt que de temps...

-En fait tu vis dans cette cuisine, dit-elle avec un sourire.

S'il venait ici toutes les nuits, ça expliquait qu'il ait débarqué en jean et qu'il se serve comme si c'était son frigo. Et aussi qu'il ait été aussi surpris de voir quelqu'un d'autre sur place...
Il avait l'air tellement concentré dans sa recherche de nourriture qu'elle n'osa pas l'interrompre. Alors elle balança les pieds dans le vide en attendant qu'il ait finit, et en cherchant à voir ce qu'il était en train de faire. Il n'est jamais trop tard pour apprendre, et ça lui évitait pour l'instant de penser au sommeil qu'elle avait perdu en décidant de se lever.
Finalement, comme elle n'avait jamais aimé rester immobile, et qu'elle était curieuse, elle finit par se lever pour observer ce qu'il faisait d'un peu plus près. Sans se coller par dessus son épaule quand même, mais suffisamment près pour voir un peu mieux qu'en se tordant le cou depuis sa table.

" J'ai prévu de faire un Okonomiyaki ! C'est simple a faire et c'est bon ! Enfin j'crois...Le patron du restaurant ou je squattais tout le temps quand j'avais cours en France, il m'apprenais souvent a cuisiner tu vois, et quand il a su que je partais...On a essayé de faire des plats japonais ! A commencer par L'Okonomiyaki ! J'espère que ta vraiment la dalle, parce que ca bourre pas mal ! "

Oui, ça expliquait beaucoup de choses... S'il avait appris à cuisiner avec un patron de restaurant français, c'était plutôt logique qu'il soit meilleur qu'elle, qui avait appris à cuisiner avec un frère capable de rater une simple cuisson de riz (à se demander pourquoi elle lui avait demandé de lui apprendre).

-Ça fait longtemps que j'en ai pas mangé... On est tellement nombreux chez moi que ça commençait à faire cher, à force.

L'absence de talent en cuisine était de famille, du coup quand ils ne mangeaient pas des plats simples que seul son frère était capable de rater, ils sortaient au resto. Mais ça, c'était avant que tous les enfants ne sortent en même temps. Cinq gamins plus leurs parents, à l'extérieur, ça coûtait très vite un bras, voire deux. C'était un des bons côtés de Rayen : elle était à peu près sûre de manger un plat différent à chaque repas.

" Et sinon toi, tu t'appelles comment ? Je t'ai jamais vu ici auparavant ! "
-Je m'appelle Eriko Ishida. Tirée du sommeil par l'appel de la nourriture !

Elle commençait à retrouver un peu son entrain naturel. La fatigue reviendrait plus tard, mais sa nature optimiste avait tendance à faire passer à la trappe tout ce qui était sommeil quand elle était de bonne humeur... Et elle était toujours de bonne humeur.

-Et toi tu t'appelles comment ? Tu as dit que tu venais de France, non ?

Il n'avait pas trop une tête d'Européen... enfin à part la couleur de ses yeux. Mais bon, elle n'avait pas rêvé, il avait parlé d'un restaurant français, alors à moins qu'il soit revenu de vacances particulièrement longues, il devait sûrement y vivre. Avant.

Eriko l'observait du coin de l'oeil pendant qu'il préparait son plat. Elle essayait de comprendre quelque chose à la logique de la cuisine, mais elle n'arrivait même pas à saisir comment il pouvait transformer tout un tas de trucs en une pâte aussi uniforme. Elle finit par renoncer. On ne copie pas le talent.

" Ha ? J'ai oublié de me présenter comme un boulet ! Moi c'est Florian Takiya, alias le bordélique, le fou, le dormeur, le...hum hum...Et ouais, je suis née et j'ai grandi en France, je ne suis arrivé au pensionnat Rayen qu'au début de ma troisième année en faite...C'était dur quand même au...Attends, pourquoi j'raconte ma vie moi ? Ha ha ha ! "

Elle avait du mal à croire qu'il soit bordélique. Fou, peut-être, il avait l'air aussi énergique qu'elle et on la traitait souvent de folle, mais vu comme il prenait soin de ranger et nettoyer au fur et à mesure, bordélique lui convenait moins. Ou alors c'était comme sa maladresse à elle qui disparaissait en cousant.
Elle retourna s'asseoir sur la table le temps qu'il finisse ce qu'il était en train de faire, et se remit à balancer les pieds dans le vide et jouer avec les perles dans ses cheveux.

" Et sinon, ta quel âge et t'es en quel classe ? T'es dans un club ou ta des cours optionnels ? J'suis curieux mouhahahahaha ! Comme on est obligé d'attendre encore au moins genre...10 minutes, autant discuter non ? Ou alors on fait un jeu de question ! Tu me pose trois questions, n'importe lesquelles, et je dois y répondre...Et après y avoir répondu, c'est a moi de te poser trois questions ! On fait comme ça ? "

Elle n'avait même pas le temps de répondre à ses questions. Elle croisait rarement quelqu'un qui parlait au moins aussi vite qu'elle, et elle trouvait ça assez drôle, en fait. Ca lui permettait de discuter sans avoir à répéter constamment ses phrases.

-Pourquoi pas. C'est toujours plus sympa la curiosité quand on a un jeu avec, et quand on a quelqu'un pour répondre aux questions.

Elle le regarda sortir du wasabi et haussa un sourcil. Il avait bien dit qu'il n'avait plus qu'à attendre, non ? Bon, il n'avait pas l'air de vouloir la mettre dans le plat, sa cuillère.

" Améliorons le jeu ! Tu vois l'évier de la plonge contre le mur ? On aura le droit a trois essaie chacun ! A chaque fois qu'on réussit a mettre la bille dans l'évier, on a le droit de poser une question a l'autre...Mais ! Celui qui aura le moins de question a poser devra avaler la cuillère de Wasabi ! Autant te prévenir tout de suite...ça va être drôle ! "

Elle sourit. Oui, ça allait être drôle, même si elle ne savait absolument pas viser. Ou très rarement. Bon, vu la différence de taille entre l'évier et la bille, elle avait plus de chances de réussir à atteindre sa cible, non ?
Non. Mais elle s'en fichait, ç'allait être amusant quand même. Elle sauta de sa table pour poser les pieds à terre et prit la bille.

-Ca marche, je commence !

Elle ne chercha même pas à vraiment viser (à chaque fois qu'elle essayait, elle ratait sa cible, de toute façon) et lança juste la bille dans la direction de l'évier en espérant qu'elle atterrirait dedans. Même si elle n'avait pas vraiment de question à poser, en fait.
La bille atterrit à côté et elle essaya de la déplacer par télépathie en tendant la main dans sa direction. Puis, comme ça ne marchait pas, elle haussa les épaules sans perdre son sourire et alla récupérer la bille. En s'efforçant de ne pas glisser sur le carrelage comme elle en avait l'habitude.
Elle posa la bille directement dans la main de Florian. Enfin elle était partie du principe que les trois essais étaient à tour de rôle, mais elle avait peut-être droit à trois essais de suite avant que ce soit à lui de jouer. Au pire, ça ne changeait pas grand chose.

-A toi.

Elle y arriverait au prochain essai.

En fait, elle se demandait bien quelle question elle pourrait lui poser si jamais elle réussissait à viser cet évier. Pas qu'elle sache grand chose sur lui, à part son nom, son âge et son pays d'origine, mais elle avait toujours tendance à vouloir poser des questions originales. Raison pour laquelle elle évitait les jeux de questions en temps normal. Donc Eriko était en train de réfléchir en regardant Florian se préparait à viser comme s'il était en plein milieu d'un match important d'elle ne savait trop quel sport.

" Regarde un peu, tu vas voir ce qu'un professionnel dans mon genre vaut ! Mais ne sois pas trop ébloui par mon talent ! Ha ha ha ha ! Après tout, j'ai juste gagné quelques concours ou la précision et la concentration sont les critères les plus important ! Elle va aller direct dans l'évier... "

Moui, tout à fait. Elle n'en croyait pas un mot, à vrai dire, mais tout était possible. Alors elle se rassit sur sa table pour observer son magnifique tir.
Pour être magnifique, il était magnifique. Elle venait donc de rencontrer quelqu'un qui visait encore moins bien qu'elle et qui, en plus, avait l'air d'avoir autant de talent pour casser des trucs. Elle serra quand même les dents quand l'horloge tomba sur l'évier. Si quelqu'un passait, ça risquait d'être assez compliqué de passer inaperçu, avec la nourriture en train de cuire. Mais, apparemment, il n'y avait personne. Tant mieux, de toute façon les gens se ficheraient bien de savoir qui avait cassé une simple horloge dans une cuisine.

" Bon tu te doutes bien que j'ai gagné aucun concours ! Ha ha ha ! Mais ta vu le talent ! "
-J'aurais pas fait mieux. Et je me suis déjà cassé le poignet avec un store.

Ce qui lui avait permis d'éviter deux terribles heures de natation au passage. D'habitude, les gens maladroits détestent ça mais pour elle, c'était presque une bénédiction. Rien de mieux qu'une blessure pour échapper à une phobie envahissante.

Le temps qu'il vérifie un peu la cuisson et c'était à nouveau à elle. Bon, tout à l'heure, elle n'avait pas essayé de viser et elle avait tapé à côté. Si elle essayait de viser, elle serait capable de casser quelque chose, un peu comme lui sauf qu'à part l'horloge, il n'y avait pas grand chose de vraiment fragile à proximité. Heureusement, d'ailleurs, parce que s'il y avait eu le moindre verre encore sorti des placards, elle l'aurait touché à coup sûr.

" Bonne chance pour ton lancer ! Essaye de faire mieux que moi quand même ! Même si c'est pas difficile a mon avis... Ha ha ha ha ! "

Eriko fit tourner la bille entre ses doigts. Bon, réfléchir ne servait pas à grand chose et elel se fichait un peu de perdre. Elle avait l'esprit de compétition le moins développé du monde et même si elle avait un peu de mal avec le goût, elle ne détestait pas trop le wasabi (elle était incapable de détester quelque chose de vert, de toute façon). Bon, c'était quand même une grosse cuillère.

Elle s'écarta un peu, elle était capable de lui donner un coup de coude en lançant sa bille sinon, et finit par la lancer. Elle la regarda voler en lui lançant un regard menaçant, comme si la bille allait l'écouter et lui obéir. La bille roula un peu autour de l'évier, comme si elle hésitait à tomber dedans, et elle s'immobilisa juste à côté du bord. Eriko soupira.

-T'abuses, t'étais à un millimètre, t'aurais pu faire un effort..

Elle venait de parler à une bille. Elle venait même de faire des reproches à une bille, en fait. A part ça, tout allait bien. Enfin dans tous les cas, elle n'avait pas atteint sa cible (si proche du but !) et elle retourna jusqu'à l'évier pour la récupérer.

-Je crois qu'il va falloir sortir une deuxième cuillère, parce qu'on a l'air aussi doué l'un que l'autre.

Enfin non, pas exactement, pour l'instant il menait un objet cassé à zéro. Elle lui rendit la bille et se rassit à sa place, en se demandant ce qu'il toucherait cette fois.

Eriko balançait ses jambes dans le vide en le regardant se mettre en position avec un sourire. Il devait vraiment avoir peur de la manger, cette cuillère de wasabi, parce qu'il avait l'air sacrément concentré. Elle lui accordait au moins que ce n'était pas la meilleure... non pas nourriture... condiment, voilà, ce n'était pas le meilleur condiment du monde, et elle le comprenait très bien.
Elle n'avait pas envie de la manger non plus cette cuillère.

" J'te préviens toi la bas, ta pas intérêt a m'faire le même coup qu'avec Eriko... Ouais ouais, tu ma très bien compris... C'pas la bille qui s'est arrêté en vrai, c'est toi ! Tu es coupable !... "

Bon, ils étaient du même niveau : elle parlait à une bille, lui parlait à un évier. Elle se mit à rire avec lui. Ils avaient l'air malins, là, à rater tous leurs tirs et à rejeter la faute sur des objets. Elle avait complètement oublié qu'ils avaient dépassés le couvre-feu et qu'ils pouvaient se faire surprendre n'importe quand - et coller, du coup. Elle s'amusait bien, et c'était suffisant pour qu'elle oublie qu'elle était fatiguée, à la base. Elle regarda son la bille s'envoler vers l'évier, cogner le mur et tomber. Tomber où ? Elle était persuadée qu'il avait réussi son coup mais... visiblement non, vu qu'il ramassa la bille par terre.
Au moins ça veut dire qu'il n'aurait pas de point d'avance sur elle et qu'ils restaient à égalité.

" Tiens... Fais gaffe... Je crois que la bille et l'évier complotent contre nous.... Ha ha ha ha ha ! "

Un complot, oui, c'était ça en fait. Les objets se liguaient contre eux pour les forcer à manger cette cuillère de wasabi. Eriko se mit à sourire.

-C'est parce qu'ils t'en veulent d'avoir tué leur copine horloge.

C'est ça, c'était la vengeance de l'évier et de la bille parce qu'il avait détruit sans raison un de leurs camarade objet. Ils défendaient leur peuple. Bille en main, Eriko reposa les pieds par terre. Il était déjà reparti s'occuper de sa cuisine et elle fixa la bille un instant. C'était pas juste, d'ailleurs. Si c'était un complot des objets contre lui, pourquoi ils s'étaient aussi ligués contre elle, hein ? Parce qu'elle avait tiré la première ? Ouais, c'était sûrement ça.

" Après ton lancer, je lance et on pourra manger ! Ou le contraire ! Ou pas le contraire si ta déjà fait ton lancé ! Ha ha ha ha ! Je m'embrouille tout seul ! "
-Ouais et tu vas voir, je vais déjouer leur complot diabolique !

Elle fit sauter la bille dans sa main comme une balle -de baseball ou de n'importe quel sport impliquant une petite balle - puis elle fixa l'évier. Ah ouais, il voulait se battre ? Elle n'allait pas se laisser dicter sa vie par un vulgaire évier, non mais. Alors elle lança. Puis elle ferma les yeux comme si ça allait lui donner plus de chances d'atteindre sa cible.

Cling. Est-ce qu'elle avait réussi à viser l'évier ? Elle rouvrit un oeil, doucement. C'était bien un bruit de métal, ça, non ? Avec sa chance, elle avait touché n'importe quoi sauf l'évier. Du coup elle rouvrit le deuxième oeil et s'approcha en sautillant. Bon, il n'y avait rien dans l'évier. Elle aurait peut-être dû la garder à l'oeil, cette bille, à tous les coups elle en avait profité pour filer. Enfin elle avait touché un truc en métal alors Eriko regarda partout dans le coin.
Au final, elle trouva la bille par terre sans trop savoir ce qu'elle avait touché. Bon... Elle avait raté trois essais sur trois. Ca n'avait rien de surprenant, mais il suffisait qu'il réussisse son troisième pour qu'elle perde. Pas juste.
Elle se consola quand même bien vite en se rappelant qu'il avait fini de préparer la nourriture et qu'elle allait donc enfin pouvoir faire taire les minis-gargouillement de son estomac.

" Si je réussi ce tir, je sais pas ce que je vais faire mais j'vais faire un truc de fou ! Ha ha ha ha ! "

Oui, il avait raison. Ils devaient contrer ce complot ! Ils étaient plus forts que des vulgaires objets, quand même. Prise d'une idée un peu idiote, Eriko jeta un oeil autour d'elle pour voir s'il n'y avait pas des trucs à froufrou ou un truc du genre pour faire des pompoms. Après tout, en tant que membre du club de cheerleading, elle pouvait bien jouer au pom-pom girls, non ?
Ouais, mais il n'y avait pas grand chose. En même temps dans une cuisine...
Du coup, elle attrapa une baguette qui traînait et improvisa une danse d'encouragement façon majorette - avec la petit chanson de cheerleader qui va avec. Un truc à la noix comme ce qu'on lui faisait répéter dans son club. Mais ça ne changea rien au résultat.

" Bon bah, on dirait qu'on va tout les deux devoir prendre du wasabi ! On est trop balèze pour réussir un jeu de ce niveau ! Y nous faut de la difficulté ! Genre être a un mètre de la cible au moins ! Ha ha ha ha ha ! "

Raté. Ils ne sauraient jamais ce qu'il aurait fait s'il avait réussi son tir, du coup. Bon, bah les objets avaient gagné. Tant pis, au moins elle ne serait pas toute seule à s'arracher la gorge. Elle reposa son bâton de majorette improvisé sur la table et attrapa sa cuillère. Elle n'avait vraiment aucune envie de manger ce truc, en fait. Vert ou pas, elle avait déjà expérimenté du wasabi en grande quantité et c'était loin, très loin, d'être son truc préféré.

" Bon bah, on la prends maintenant comme ça et c'est fais et on peux manger tranquille ? Ou alors on repousse l'inévitable pour après le repas ? A toi de choisir ! "

Il lui laissait le choix ? Elle n'eut pas besoin de peser le pour et le contre très longtemps. D'un côté, ils le mangeaient maintenant, se rinçaient vite fait la bouche pour passer le goût - non parce qu'en plus de piquer à mort, elle trouvait juste ça mauvais, en fait - puis ils avaient un repas qui avait l'air super bon et qui leur ferait oublier rapidement le goût du wasabi. De l'autre, ils mangeaient et gâchaient le repas avec une cuillère de wasabi en dessert, ce qui serait quand même dommage.

-Je vote pour qu'on le mange maintenant. A trois ! Un, deux, trois !

Et elle mit la cuillère dans sa bouche à toute vitesse avant de changer d'avis. Aller, manger ce truc, grimacer et ensuite avoir de la vraie nourriture. Elle se mit à tousser presque aussitôt et serra son nez entre ses doigts comme si ça allait l'empêcher de piquer. Ça avait vraiment un sale goût, ce truc, et elle en avait les larmes aux yeux tellement c'était violent. Déjà qu'une pincée la piquait, alors une cuillère entière !

-La prochaine fois que tu as une idée pareille, remplace le wasabi par un truc moins violent, remarqua-t-elle en essayant de sourire.

C'était pas un franc succès, parce que les muscles de son visage avaient encore envie de grimacer le temps que la brûlure du wasabi se calme.

Il souriait. Ouais, tu parles, personne peut résister à une telle quantité de wasabi et garder le sourire. La preuve : il commençait à tousser aussi. Ouais, tu m'étonnes, c'était impossible de pas réagir violemment à ce truc - à moins d'en manger tous les jours mais c'était un niveau clairement supérieur au leur.

" Ta raison... La prochaine fois ce sera des cuillère de confiture... Un truc doux et agréable a bouffer ! Ha ha ha ha !.... Enfin bref.... Si tu veux bien t'assoir, comme ça on mange et on enlève cet horrible truc verdâtre qui arrache la gueule de notre bouche ?.... C'fort ce truc.... Ha ha ha ha !.... "

Pas sûr que les cuillères de confiture soient la solution pour motiver quelqu'un à réussir un tir. Elle, ça l'aurait plutôt encouragée à rater. Pour ce que ça changeait.

Bon, ça commençait à se calmer. Très, très lentement, mais à se calmer quand même. Allez, on respire, une grande inspiration et on résiste à la tentation de boire un grand verre d'eau. Elle avait lu quelque part que ça accentuait l'impression de brûlure plus que l'inverse, et elle n'avait pas spécialement envie de vérifier si c'était vrai. La pâte, ça ferait sûrement l'affaire pour se débarrasser du goût, non ? Ouais, sans doute. Du coup elle s'assit à table et son estomac décida que c'était le bon moment pour lui rappeler que les jeux de tir et le wasabi c'était bien gentil, mais qu'il avait toujours la dalle ! Elle sourit, un peu gênée.

-Je crois que mon estomac est d'accord avec toi... En tout cas ça a l'air super bon, ça va me changer, tiens.

Avec tout ça elle avait presque réussi à oublier que c'était le milieu de la nuit et qu'ils n'avaient techniquement pas le droit d'être là. Elle s'amusait trop bien, et en plus elle avait à manger. Du coup, après le "bon appétit" rituel, elle prit une petite bouchée pour passer le wasabi, avec une gorgée d'eau, puis une autre pour goûter.
C'était bon. C'était même carrément bon, en fait. Il était super doué en cuisine - il avait dit qu'il avait appris en France, certes. Elle avait tellement l'habitude de la nourriture de la cantine (bon ingrédients, trop de personnes à servir, pas assez de temps) ou de celle de chez elle qui était encore pire, qu'elle avait l'impression de manger le meilleur repas du monde.

-Je confirme : c'est ultra-bon ! Je t'engage comme cuisinier personnel.

Et elle le payait en quoi, en cuillère de confiture ? Et pourquoi pas hein ?